Les Deux bossus Le Petit Arbre
Le Joueur de Pipeau
­Le soir tombait sur la campagne lorsque l'Etranger se présenta à la porte de la ferme. Il portait un grand manteau vert dont la capuche, rabaissée, dévoilait de longs cheveux bruns et un visage aussi pâle que la mort. Il demanda d'une voix douce et harmonieuse le repas et le lit de paille que l'on doit, comme le veut la coutûme, au voyageur fatigué. Le fermier le regarda d'un air las.
­Pour le lit, Voyageur, la grange vous est ouverte. Je crains cependant que vous n'y trouviez que peu de paille pour rendre le sol confortable, et quant au repas, je peine assez à nourir ma propre famille pour pouvoir servir un repas de plus, coutûme ou pas.
­Le Voyageur plongea son regard d'azur dans celui du fermier. Quel Fléau vous accable donc pour que vous manquiez à ce point ? J'ai traversé vos champs en venant jusqu'ici: ils sont vastes et le blé abonde, au reste le Soleil a brillé de tous ses feux durant l'année écoulée, les récoltes auraient dû être colossales.
Hélas! Elles l'ont été, Voyageur. Depuis toujours, cette valée donne plus de nourriture qu'il n'en faut pour nourir tous ses hommes. Mais comme vous l'avez dit, un Fléau nous accable. Un Fléau fait de rats.
Des rats ?
Des milliers de rats qui rongent tout. La région en est envahie. Ils ne laissent que très peu de nourriture aux hommes, et si nous autres adultes parvennons à survivre tant bien que mal, nos enfants ne voient que très rarement s'écouler plus d'un an après avoir cessé de têter leur mère.

­De la bouche du Voyageur s'éleva bientôt un rire cristallin, qui réchauffa inexplicablement le coeur du fermier. Qu'importe, j'ai quelques provisions de route, et bien qu'il y ait peu, nous partagerons nos pitances. Demain, vous me mènerez jusqu'au village: je pense pouvoir faire quelque chose pour vous soulager de ce fléau.
­Son visage était mystérieux, et s'il se montra un conteur habile tout au long de sa soirée, qui fit oublier à ses hôtes la faim qui leur serrait le ventre, on n'apprit rien de plus concernant l'aide qu'il pensait leur apporter.

­Le lendemain, le fermier le mena jusqu'au village. pour la première fois depuis bien longtemps, le Soleil n'était pas maître du ciel, et la brume courait dans les rues. Alors que l'Astre du Jour atteignait le point le plus haut de sa céleste course, le Voyageur, debout au centre de la Grand'Place, ouvrit son sac et en sortit un pipeau magnifique. Il ne semblait pas peint, et pourtant le bois dont il était fait était décoré de motifs étranges. Le Voyageur porta l'instrument à ses lèvres, et aussitôt un son étrange s'éleva dans les airs. La mélodie était douce et envoûtante, et les hommes virent avec stupeur les rats, tous les rats qui depuis tant de temps les tourmentaient, cesser aussitôt de ronger leurs réserves pour venir se grouper autour du Musicien. Celui-ci commença soudain à marcher vers la forêt, et tous les rats, aussitôt, le suivirent. Tant qu'ils marchait et qu'il jouait, les rats l'accompagnaient, s'éloignant peu à peu du village et des hommes, et lorsqu'on ne les vit plus, ni lui, ni eux, on comprit que le Fléau avait cessé.
­Au crépuscule, le village résonnait des échos de la fête qui fut donné en l'honneur du musicien. Loué soit le Joueur de Pipeau! pouvait-on entendre sur toutes les lèvres. Et puis, quelqu'un, je ne sais trop qui (peut-être le fermier qui l'avait acceuilli et qui seul, par la suite, prit sa défense), suggéra que l'on pourrait lui offrir une récompense, s'il revenait.
­A cette proposition, l'ivresse s'évanouit aussi promprement que les rats. Une récompense. Mais laquelle serait assez grande pour rembourser un tel miracle ? Cela fit le tour du village, et à la fin, il sembla à tous que le Voyageur allait lui-même réclammer un prix exorbitant pour ses services. Un conseil fut tenu jusque tard dans la nuit. De sauveur, le Joueur de Pipeau était devenu sorcier, et il sembla à tous qu'il fallait le chasser rapidement, avant qu'il ne devienne un tourment pire que les rats.
­Et voici qu'au jour suivant, dès l'aurore, tous les hommes du village se tenaient à ses portes, armés de pierres et de bâtons, prêts à rosser le Musicien lorsqu'il se présenterait pour réclammer son dû. Il se trouve qu'il revint, en effet, mais qu'il s'arrêta à distance raisonnable en voyant que l'accueil ne serait pas chalereux.
­Qu'avez-vous, leur dit-il, à m'attendre tous comme si j'étais le pire de vos ennemis ? Ne viens-je pas de vous libérer d'un mal qui vous frappait depuis tant de temps ?
Nous ne voulons pas de sorciers parmi nous! Ne comptez pas sur nous pour vous livrer autant que nous prennaient les rats, nous l'avons désormais, nous le gardons!
Je ne vous avais rien demandé et n'espérait en retour de mon geste qu'un peu de repos et de nourriture avant de reprendre ma route. Mais si c'est votre manière de remercier ceux qui vous viennent en aide, qu'il en soit ainsi. Je vous laisse à vos fortunes retrouvées. Sachez cependant que vous avez désormais une dette envers moi, et que vous la payerez un jour ou l'autre.

­Et il s'en fut. Les hommes se regardèrent. Qu'y avait-il à craindre de lui, hormis qu'il leur ramène les rats ? D'ailleurs, ils pourraient peut-être, cette fois, les chasser avant qu'ils ne se réinstallent.

­Le temps s'écoula. On oubliait peu à peu la famine et le malheur. Les enfants de mourraient plus, au contraire ils étaient nombreux et vaillants, assurant un bel avenir au village. Et puis, à l'anniversaire du jour où les rats quittèrent le village, la brume revint. Une silhouette vêtue d'un long manteau rouge fut aperçue plusieurs fois dans les ruelles, et puis, a l'heure où le soleil était au plus haut, on la vit debout sur la colline surplombant le village. Il retira sa capuche, dévoilant le visage livide du Musicien, dont les longs cheveux flottaient au vent. Il parla, et le vent porta sa voix aux oreilles de tous. Elle était toujours aussi mélodieuse, mais le ton était dur et sévère.
­Je vous ai apporté mon aide, et vous me l'avez rendu en menaces de coups. A mon tour à présent de vous présenter une menace: Ces jeunes vies que je vois devant moi, et qui sans mon intervention seraient promises à la mort, vous devez leur dire adieu. Car avant que le prochain soleil ne se lève, je les emmènerais avec moi vers un lieu où l'on apprend aux enfants d'être bon et généreux envers les voyageurs, et non de les chasser lorsqu'ils vous viennent en aide. Tel sera le prix que vous m'avez refusé sans que je ne vous le demande.
­Il disparut, et lorsque l'on arriva sur place, on ne le trouva plus. Le soir, les hommes inquiets enfermèrent tous leurs enfants à double tour et veillèrent, prêt à assomer le Joueur de Pipeau s'il se présenait devant leur porte.
­Mais lorsque la Pleine Lune atteignait le point le plus haut de sa céleste course et que la fatigue et le sommeil venaient à bout de leur vigilance, le son du pipeau s'éleva de nouveau dans les airs. Aussitôt les portes closes s'ouvrirent d'elles-mêmes, et les enfants, en habits de nuits et les yeux clos, se mirent tous à marcher dans la direction d'où venait la musique. Au petit jour, ils avaient tous disparu, et nul ne les revit plus jamais.

­Ce conte est tiré de celui du Joueur de Flûte de Hamelin. Selon les versions, une récompense pouvait avoir été véritablement promise au Musicien, et on indique la plupart du temps que les enfants, comme les rats, furent amenés jusqu'à la rivière et noyés, ou bien enfermés dans une grotte qui se referma derrière eux. Toutes les versions que je connais s'accordent cependant sur le fait que personne n'assiste à la scène et que les corps ne sont jamais retrouvés. A vous de voir...
Les Deux bossus Le Petit Arbre